Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée. Je
ne m'en souviens pas vraiment, car j'étais trop
jeune, et tout ce que j'ai vécu ensuite a effacé ce
souvenir. C'est plutôt comme un rêve, un cauchemar
lointain, terrible, qui revient certaines
nuits, qui me trouble même dans le jour. Il y a
cette rue blanche de soleil, poussiéreuse et vide,
le ciel bleu, le cri déchirant d'un oiseau noir, et
tout à coup des mains d'homme qui me jettent
au fond d'un grand sac, et j'étouffe. C'est Lalla
Asma qui m'a achetée.
C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai
nom, celui que ma mère m'a donné à ma naissance,
ni le nom de mon père, ni le lieu où je
suis née. Tout ce que je sais, c'est ce que m'a dit
Lalla Asma, que je suis arrivée chez elle une
nuit, et pour cela elle m'a appelée Laïla, la Nuit.
Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays
qui n'existe plus. Pour moi, il n'y a rien eu avant,
juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et le sac.
Ensuite je suis devenue sourde d'une oreille.
Ça s'est passé alors que je jouais dans la rue,
devant la porte de la maison. Une camionnette
m'a cognée, et m'a brisé un os dans l'oreille
gauche.
J'avais peur du noir, peur de la nuit. Je me
souviens, je me réveillais quelquefois, je sentais
la peur entrer en moi comme un serpent froid.
Je n'osais plus respirer. Alors je me glissais dans
le lit de ma maîtresse et je me collais contre son
dos épais, pour ne plus voir, ne plus sentir. Je
suis sûre que Lalla Asma se réveillait, mais pas
une fois elle ne m'a chassée, et pour cela elle
était vraiment ma grand-mère.
Longtemps j'ai eu peur de la rue. Je n'osais
pas sortir de la cour. Je ne voulais même pas
franchir la grande porte bleue qui ouvre sur la
rue, et si on essayait de m'emmener dehors, je
criais et je pleurais en m'accrochant aux murs,
ou bien je courais me cacher sous un meuble.
J'avais de terribles migraines, et la lumière du
ciel m'écorchait les yeux, me transperçait jusqu'au
fond du corps.
Même les bruits du dehors me faisaient peur.
Les bruits de pas dans la ruelle, à travers le Mellah,
ou bien une voix d'homme qui parlait fort,
de l'autre côté du mur. Mais j'aimais bien les
cris des oiseaux, à l'aube, les grincements des
martinets au printemps, au ras des toits. Dans
cette partie de la ville, il n'y a pas de corbeaux,
seulement des pigeons et des colombes. Quelquefois,
au printemps, des cigognes de passage
qui se perchent en haut d'un mur et font claquer
leur bec.
Pendant des années, je n'ai rien connu
d'autre que la petite cour de la maison, et la
voix de Lalla Asma qui criait mon nom : « Laïla ! »
Comme je l'ai déjà dit, j'ignore mon vrai
nom, et je me suis habituée à ce nom que m'a
donné ma maîtresse, comme s'il était celui que
ma mère avait choisi pour moi. Pourtant, je
pense qu'un jour quelqu'un dira mon vrai nom,
et que je tressaillirai, et que je le reconnaîtrai.
Lalla Asma, ce n'était pas non plus son vrai
nom. Elle s'appelait Azzema, elle était juive
espagnole. Lorsque la guerre avait éclaté entre
les Juifs et les Arabes, de l'autre côté du monde,
elle était la seule à ne pas avoir quitté le Mellah.
Elle s'était barricadée derrière la grande porte
bleue et elle avait renoncé à sortir. Jusqu'à cette
nuit où j'étais arrivée, et tout avait changé dans
sa vie.
Je l'appelais « maîtresse » ou bien « grandmère
». Elle voulait bien que je l'appelle « maîtresse
» parce que c'était elle qui m'avait appris
à lire et à écrire en français et en espagnol, qui
m'avait enseigné le calcul mental et la géométrie,
et qui m'avait donné les rudiments de la
religion — la sienne, où Dieu n'a pas de nom, et
la mienne, où il s'appelle Allah. Elle me lisait
des passages de ses livres saints, et elle m'enseignait
tout ce qu'il ne fallait pas faire, comme
souffler sur ce qu'on va manger, mettre le pain
à l'envers, ou se torcher avec la main droite.
Qu'il fallait toujours dire la vérité, et se laver
chaque jour des pieds à la tête.
En échange, je travaillais pour elle du matin
au soir dans la cour, à balayer, couper le petit
bois pour le brasero, ou faire la lessive. J'aimais
bien monter sur le toit pour étendre le linge. De
là, je voyais la rue, les toits des maisons voisines,
les gens qui marchaient, les autos, et même,
entre deux pans de mur, un bout de la grande
rivière bleue. De là-haut, les bruits me paraissaient
moins terribles. Il me semblait que j'étais
hors d'atteinte.
Quand je restais trop longtemps sur le toit,
Lalla Asma criait mon nom. Elle restait toute la
journée dans la grande pièce garnie de coussins
de cuir. Elle me donnait un livre pour que je lui
fasse la lecture. Ou bien elle me faisait faire des
dictées, elle m'interrogeait sur les leçons précédentes.
Elle me faisait passer des examens.
Comme récompense, elle m'autorisait à m'asseoir
dans la salle à côté d'elle, et elle mettait
sur son pick-up les disques des chanteurs qu'elle
aimait : Oum Kalsoum, Said Darwich, Hbiba
Msika, et surtout Fayrouz à la voix grave et
rauque, la belle Fayrouz Al Halabiyya, qui
chante Ya Koudsou, et Lalla Asma pleurait toujours
quand elle entendait le nom de Jérusalem.
Une fois par jour, la grande porte bleue s'ouvrait
et laissait le passage à une femme brune et
sèche, sans enfants, qui s'appelait Zohra, et qui
était la bru de Lalla Asma. Elle venait faire un
peu de cuisine pour sa belle-mère, et surtout
inspecter la maison. Lalla Asma disait qu'elle
l'inspectait comme un bien dont elle hériterait
un jour.
Le fils de Lalla Asma venait plus rarement. Il
s'appelait Abel. C'était un homme grand et fort,
vêtu d'un beau complet gris. Il était riche, il
dirigeait une entreprise de travaux publics, il
travaillait même à l'étranger, en Espagne, en
France. Mais, à ce que disait Lalla Asma, sa
femme l'obligeait à vivre avec ses beaux-parents,
des gens insupportables et vaniteux qui préféraient
la ville nouvelle, de l'autre côté de la
rivière.
Je me suis toujours méfiée de lui. Quand
j'étais petite, je me cachais derrière les tentures
dès qu'il arrivait. Ça le faisait rire : « Quelle sauvageonne
! » Quand j'ai été plus grande, il me
faisait encore plus peur. Il avait une façon particulière
de me regarder, comme si j'étais un
objet qui lui appartenait. Zohra aussi me faisait
peur, mais pas de la même manière. Un jour,
comme je n'avais pas ramassé la poussière dans
la cour, elle m'avait pincée jusqu'au sang : « Petite
miséreuse, orpheline, même pas bonne à
balayer ! » J'avais crié : «Je ne suis pas orpheline,
Lalla Asma est ma grand-mère. » Elle s'était
moquée de moi, mais elle n'avait pas osé me
poursuivre.
Lalla Asma prenait toujours ma défense. Mais
elle était vieille et fatiguée. Elle avait des jambes
énormes, cousues de varices. Quand elle était
lasse, ou qu'elle se plaignait, je lui disais : « Vous
êtes malade, grand-mère ? » Elle me faisait me
tenir bien droite devant elle et elle me regardait.
Elle répétait le proverbe arabe qu'elle
aimait bien, qu'elle disait un peu solennellement,
comme si elle cherchait à chaque fois la
bonne traduction en français :
« La santé est une couronne sur la tête des
gens bien portants, que seuls voient les malades.
»
Maintenant, elle ne me faisait plus beaucoup
lire, ni étudier, elle n'avait plus d'idées pour
inventer des dictées. Elle passait l'essentiel de
ses journées dans la salle vide, à regarder l'écran
de la télévision. Ou bien elle me demandait de
lui apporter son coffret à bijoux et ses couverts
d'argent. Une fois, elle m'a montré une paire
de boucles d'oreilles en or :
« Tu vois, Laïla, ces boucles d'oreilles seront à
toi quand je serai morte. »
Elle a passé les boucles dans les trous de mes
oreilles. Elles étaient vieilles, usées, elles avaient
la forme du premier croissant de lune à l'envers
dans le ciel. Et quand Lalla Asma m'a dit le
nom, Hilal, j'ai cru entendre mon nom, j'ai imaginé
que c'étaient les boucles que je portais
quand je suis arrivée au Mellah. « Elles te vont bien.
Tu ressembles à Balkis, la reine de Saba. »
J'ai mis les boucles dans sa main, j'ai replié ses
doigts et j'ai embrassé sa main.
« Merci, grand-mère. Vous êtes bonne pour
moi.—
Va, va. » Elle m'avait rabrouée. « Mais je
ne suis pas encore morte. »
Je n'ai pas connu le mari de Lalla Asma, sauf
une photo de lui qu'elle gardait dans la salle,
qui trônait sur une commode, à côté d'une pendule
arrêtée. Un monsieur à l'air sévère, vêtu de
noir. Il était avocat, il était très riche, mais infidèle,
et quand il est mort, il n'a laissé à sa
femme que la maison du Mellah, et un peu d'argent
chez le notaire. Il était encore vivant quand
je suis venue dans la maison, mais j'étais trop
petite pour m'en souvenir.
J'avais des raisons de me méfier d'Abel.
J'avais onze ou douze ans, exceptionnellement
Zohra avait emmené sa belle-mère dehors,
voir un médecin, ou faire des courses. Abel est
entré dans la maison sans que je m'en rende
compte, il a dû me chercher à l'intérieur, et il
m'a trouvée dans la petite pièce au fond de la
cour, où sont les latrines et le lavoir.
Il était si grand et si fort qu'il bouchait toute
la porte, et je n'ai pas pu me sauver. J'étais terrifiée
et je ne pouvais pas bouger de toute façon.
Il s'est approché de moi. Il avait des gestes ner-
veux, brutaux. Peut-être qu'il parlait, mais
j'avais mis la tête du côté de mon oreille
gauche, pour ne pas entendre. Il était grand,
large d'épaules, avec son front dégarni qui brillait
dans la lumière. Il s'est agenouillé devant
moi, il tâtonnait sous ma robe, il touchait mes
cuisses, mon sexe, il avait des mains durcies par
le ciment. J'avais l'impression de deux animaux
froids et secs qui s'étaient cachés sous mes vêtements.
J'avais si peur que je sentais mon coeur
battre dans ma gorge. Tout d'un coup ça m'est
revenu, la rue blanche, le sac, les coups sur la
tête. Puis des mains qui me touchaient, qui
appuyaient sur mon ventre, qui me faisaient
mal. Je ne sais pas comment j'ai fait. Je crois que
de peur j'ai uriné, comme une chienne. Et lui
s'est écarté, il a enlevé ses mains, et j'ai réussi à
passer derrière lui, je me suis glissée comme un
animal, j'ai traversé la cour en criant et je me
suis enfermée dans la salle de bains, parce que
c'était la seule pièce qui fermait à clef. J'ai
attendu, le coeur battant à toute vitesse, ma
bonne oreille appliquée contre la porte.
Abel est venu. Il a frappé, d'abord doucement,
du bout des doigts, puis plus fort, à coups
de poing. « Laïla ! Ouvre-moi ! Qu'est-ce que tu
fais ? Ouvre, je ne te ferai rien ! » Puis il a dû
partir. Et moi je me suis assise sur le carreau, le
dos contre la baignoire de marbre qu'Abel avait
fabriquée pour sa mère.
Après longtemps, quelqu'un est venu derrière
la porte. J'entendais des éclats de voix, mais je
ne comprenais pas ce qu'elles disaient. On a
frappé encore, et cette fois j'ai reconnu la main
de Lalla Asma. Quand j'ai ouvert la porte, je
devais avoir l'air si effrayée qu'elle m'a serrée
dans ses bras. « Mais qu'est-ce qu'on t'a fait ?
Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » Je me serrais contre
elle, en passant devant Zohra. Mais je n'ai rien
dit. Zohra a crié : « Elle est devenue folle, voilà
tout. » Lalla Asma ne m'a pas posé d'autres
questions. Mais, à partir de ce jour-là, elle ne
m'a plus laissée seule quand Abel venait à la
maison.
Un jour, alors que j'étais occupée à laver des
légumes à la cuisine pour la soupe de Lalla
Asma, j'ai entendu un grand bruit dans la maison,
comme un objet pesant qui frappait le carreau
et faisait culbuter les chaises. Je suis arrivée
en courant, et j'ai vu la vieille dame par terre,
étendue de tout son long. J'ai cru qu'elle était
morte et j'allais m'enfuir pour me cacher
quelque part, quand je l'ai entendue geindre et
grogner. Elle n'était qu'évanouie. En tombant,
elle avait heurté l'angle d'une chaise avec sa
tête, et un peu de sang noir coulait de sa tempe.
Elle était secouée de tremblements, ses yeux
étaient révulsés. Je ne savais pas ce que je devais
faire. Au bout d'un moment, je me suis approchée
d'elle, j'ai touché son visage. Sa joue était
flasque, bizarrement froide. Mais elle respirait
avec force, soulevant sa poitrine, et l'air en sortant
faisait trembloter ses lèvres avec un gargouillement
comique, comme si elle ronflait.
« Lalla Asma ! Lalla Asma ! » ai-je murmuré
près de son oreille. J'étais sûre qu'elle pouvait
m'entendre, là où elle était. Seulement elle était
incapable de parler. Je voyais le frémissement
de ses paupières entrouvertes sur ses yeux
blancs, et je savais qu'elle m'entendait. « Lalla
Asma ! Ne mourez pas. »
Zohra est arrivée sur ces entrefaites, et j'étais
tellement absorbée par le souffle lent de Lalla
Asma que je ne l'ai pas entendue venir.
« Idiote, petite sorcière, que fais-tu là ? »
Elle m'a tirée si violemment par la manche
que ma robe s'est déchirée. « Va chercher le
docteur ! Tu vois bien que ma mère est au plus
mal ! » C'était la première fois qu'elle parlait de
Lalla Asma comme de sa mère. Comme je restais
pétrifiée sur le pas de la porte, elle s'est
déchaussée et elle m'a jeté sa savate. « Va !
Qu'est-ce que tu attends ? »
Alors j'ai traversé la cour, j'ai poussé la lourde
porte bleue et j'ai commencé à courir dans la
rue, sans savoir où j'allais. C'était la première
fois que j'étais dehors. Je n'avais pas la moindre
idée de l'endroit où je pourrais trouver un docteur.
Je ne savais qu'une chose : Lalla Asma
allait mourir, et ce serait ma faute, parce que je
n'aurais pas su trouver quelqu'un pour la soigner.
J'ai continué à courir, sans reprendre
haleine, le long des ruelles endormies par le
soleil. Il faisait très chaud, le ciel était nu, les
murs des maisons très blancs.
J'ai tourné d'une rue à l'autre, jusqu'à un
endroit d'où l'on voyait le fleuve, et plus loin
encore, la mer et les ailes des bateaux. C'était si
beau que je n'ai plus eu peur du tout. Je me suis
arrêtée à l'ombre d'un mur, et j'ai regardé tant
que j'ai pu. C'était bien la même vue que du
haut du toit de Lalla Asma, mais tellement plus
vaste. En bas, sur la route, il y avait beaucoup
d'autos, de camions, d'autocars. Ça devait être
l'heure où les enfants allaient à l'école de
l'après-midi ; ils marchaient sur la route, les
filles avec des jupes bleues et des chemises bien
blanches, les garçons un peu moins bien
habillés, la tête rasée. Ils portaient des cartables,
ou des bouquins retenus par un élastique.
C'était comme si je sortais d'un très long sommeil.
Quand ils passaient près de moi, il me
semblait les entendre rire et se moquer, et à la
réflexion je devais avoir l'air bien étrange,
comme si j'arrivais d'une autre planète, avec ma
robe à la française dont la manche était déchirée,
et mes cheveux crépus trop longs. À
l'ombre du mur, je devais avoir l'air encore plus
d'une sorcière.
J'ai suivi une rue au hasard, dans la direction
des écoliers, puis une autre rue, pleine de
monde. Il y avait un marché, des bâches tendues
contre le soleil. À l'entrée d'une maison, un
vieil homme travaillait dans une échoppe en
planches, assis en tailleur sur une sorte de table
basse, entouré de babouches. Avec un petit marteau
de cuivre, il plantait des clous très fins dans
une semelle. Comme j'étais arrêtée à le regarder,
il m'a demandé :
« Tu veux une belra ? »
Il voyait bien que j'étais pieds nus.
« Qu'est-ce que tu veux ? Tu es muette ? »
J'ai réussi à parler.
«Je cherche un docteur pour ma grandmère.
»
J'ai dit cela en français, puis j'ai répété en
arabe, parce qu'il me regardait sans comprendre.
« Qu'est-ce qu'elle a ?
— Elle est tombée. Elle va mourir. »
J'étais étonnée d'être si calme.
« Il n'y a pas de docteur ici. Il y a Mme Jamila,
dans le fondouk, là-bas. Elle est sage-femme.
Peut-être qu'elle pourra faire quelque chose. »
Je suis partie en courant dans la direction
qu'il indiquait. Le cordonnier est resté immobile,
son petit marteau en cuivre levé. Il m'a crié
quelque chose que je n'ai pas compris, et qui a
fait rire des gens.
Mme Jamila vivait dans une maison comme je
n'en avais jamais imaginé. C'était un palais
ruiné, avec de hauts murs de pisé, et une porte
dont les deux battants étaient ouverts depuis si
longtemps qu'on ne pouvait plus les fermer,
bloqués par la boue et les gravats. Sur la façade,
des morceaux de crépi indiquaient que la maison
avait été rose autrefois. Il y avait des fenêtres
saillantes en bois et des balcons vermoulus.
Malgré mon appréhension, je suis entrée dans
la cour.
L'intérieur de la maison de Lalla Asma était
un monde organisé, rigoureux, d'une propreté
excessive, et j'avais cru que toutes les cours
étaient ainsi. Mais ici, à l'intérieur du fondouk,
c'était un chaos incroyable. Il y avait des gens
partout qui somnolaient à l'ombre des auvents,
ou sous quelques acacias maigres. Des chèvres,
des chiens, des enfants, des braseros qui se
consumaient tout seuls, et çà et là des tas d'immondices
que grattaient de vieilles poules semblables
à des vautours. Contre les murs, tout
autour de la cour, à l'abri des auvents, les
commerçants ambulants avaient entassé leurs
ballots et pour mieux les garder s'étaient
couchés dessus. Je ne comprenais pas ce que faisaient
tous ces gens. Je ne savais même pas ce
que pouvait être un hôtel. Comme je traversais
lentement la cour, hésitant sur la direction à
prendre, du haut du balcon intérieur quelqu'un
m'a appelée à grands gestes. Éblouie par le
soleil, j'ai scruté l'ombre de la galerie. J'ai
entendu une voix claire :
« Qui cherches-tu ? »
J'ai vu enfin une femme d'un certain âge,
vêtue d'une longue robe turquoise. Elle était
appuyée sur la rambarde, elle fumait en me
regardant. J'ai dit le nom de Mme Jamila, et elle
m'a fait signe :
« Monte, l'escalier est au fond de la pièce,
devant toi. »
Comme je n'avais pas l'air de comprendre,
elle a crié :
« Attends-moi. »
Elle m'a conduite à travers une grande pièce
obscure, où il y avait d'autres ballots et des gens
qui se reposaient. Des vieux jouaient aux dominos
sur une table basse, un grand narguilé posé
à côté d'eux. Personne n'avait l'air de faire
attention à moi.
En haut des escaliers, la galerie était éclairée
par des taches de soleil, là où manquaient des
volets. Tout l'étage supérieur était habité par
des femmes étranges. Certaines semblaient
jeunes, d'autres avaient l'âge de Zohra, ou plus
âgées. Elles étaient grasses, elles avaient le teint
clair, les cheveux rougis au henné, les lèvres
peintes et très brunes, les yeux cernés de khôl.
Elles fumaient devant les portes des chambres,
assises en tailleur par terre. La fumée de leurs
cigarettes sortait de l'ombre de la galerie et dansait
au soleil. «Je vais chercher Mme Jamila. »
Je suis restée en haut de l'escalier, un pied
posé sur le sol de l'étage. Je crois que seule la
peur de retourner sans docteur chez Lalla Asma
me retenait de partir en courant. Les femmes
sont venues m'entourer. Elles parlaient fort,
elles riaient. La fumée des cigarettes remplissait
l'air d'une odeur douceâtre qui me faisait tourner
la tête.
Elles caressaient mes cheveux, elles les touchaient
comme si elles n'en avaient jamais vu de
pareils. L'une d'elles, une jeune femme aux
longues mains fines, à la gorge chargée de bijoux,
a commencé à me faire de petites tresses sur le
sommet de la tête, en mêlant du fil rouge à mes
cheveux. Je n'osais pas bouger. « Regardez comme
elle est jolie, c'est une vraie princesse ! »
Je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Je me
demandais si ces belles femmes, avec tous leurs
bijoux, leurs fards, ne se moquaient pas de moi,
si elles n'allaient pas me pincer, me tirer les cheveux.
Elles parlaient vite, à voix basse, et à cause
de ma mauvaise oreille je ne saisissais pas tous
les mots.
Ensuite Mme Jamila est arrivée. J'avais imaginé
une sage-femme grande et forte, avec un
visage rébarbatif, et j'ai vu arriver une petite
femme fluette, les cheveux courts, habillée à
l'européenne. Elle m'a considérée un instant.
Elle a écarté les femmes et, comme si elle avait
compris mon problème d'oreille, elle s'est penchée
vers ma figure et elle a dit lentement :
« Qu'est-ce que tu veux ?
— C'est ma grand-mère qui va mourir. Il faudrait
que vous veniez la voir chez elle. »
Elle a hésité. Puis elle a dit :
« C'est vrai, je suis là pour les enfants et pour
les grand-mères qui meurent aussi. »
Dans les ruelles, elle marchait à grands pas, et
je trottinais derrière elle. Sans elle, je ne serais
jamais parvenue à retrouver mon chemin, mais
Mme Jamila connaissait la maison de Lalla
Asma.
Quand nous sommes arrivées à la maison,
j'avais le coeur serré. Je pensais que pendant
tout ce temps Lalla Asma était morte, et que j'allais
entendre les cris aigus de sa belle-fille. Mais
Lalla Asma était vivante. Elle était assise dans
son fauteuil, à sa place habituelle, les pieds calés
sur une chaise devant elle. Elle avait juste un
peu de sang séché sur la tempe, là où elle avait
donné de la tête en tombant.
Lalla Asma m'a vue et son regard s'est éclairé.
Elle tremblait encore un peu. Elle a serré mes
mains très fort. Je voyais qu'elle avait envie de
parler, et qu'elle n'y arrivait pas. Je ne savais pas
qu'elle m'aimait autant, et tout d'un coup ça
m'a fait pleurer.
« Ne bougez pas, grand-mère. Je vais vous
faire du thé comme vous aimez. » Puis j'ai vu
Mme Jamila sur le seuil de la salle. Puisque
Lalla Asma n'était pas en train de mourir,
elle n'avait plus besoin de personne. Lalla
Asma n'aimait pas que des étrangers entrent
chez elle. J'ai dit à Mme Jamila : « Elle va mieux
maintenant. Elle n'a plus besoin de vous. » Je
l'ai accompagnée jusqu'à la porte. J'ai voulu lui
payer la visite, avec les dirhams du ménage, mais
elle a refusé. Elle a dit, en me regardant bien en
face : « Peut-être que tu devrais faire venir un
vrai docteur. Il y a quelque chose qui s'est brisé
dans sa tête, c'est pour ça qu'elle est tombée. »
J'ai demandé : « Est-ce qu'elle reparlera ? »
Madame Jamila a secoué la tête. « Elle ne sera
plus jamais comme avant. Un jour, elle retombera
et elle ne reviendra plus. C'est comme ça.
Mais tu dois rester avec elle jusqu'à son dernier
souffle. » Elle a répété la phrase en arabe, et je
ne l'ai pas oubliée : « Kherjat er rohe... »
Zohra est revenue un peu après. Je ne lui ai
pas parlé de Mme Jamila. Elle m'aurait giflée si
elle avait su que tout ce que j'avais pu ramener,
c'était une sage-femme d'un vieux fondouk. J'ai
menti : « Le docteur dit qu'elle ira mieux, il
reviendra la semaine prochaine. — Et les médicaments
? Il n'a pas donné de médicaments ? »
J'ai secoué la tête.
« Il dit que ce n'est rien. Elle redeviendra
comme avant. »
Zohra parlait fort, tout près de l'oreille de
Lalla Asma, comme si elle était sourde.
« Vous entendez, mère ? Le docteur a dit que
vous allez bien. »
Mais il y avait des mois que Lalla Asma
n'adressait plus la parole à sa bru, et Zohra ne
s'est rendu compte de rien. Quand elle est par-
tie, j'ai aidé Lalla Asma à marcher jusqu'à son
lit. Elle avait une drôle de démarche, sautillante
comme un merle. Et son regard vert était
devenu transparent, triste, lointain.
Soudain, j'ai eu peur de ce qui allait arriver.
Jusqu'alors, je ne m'étais jamais posé la question
de ce que je deviendrais quand Lalla Asma ne
serait plus là. D'être dans cette maison, derrière
les hauts murs, de l'autre côté de la grande
porte bleue, de deviner la ville du haut du toit
où j'accrochais le linge, ça m'avait donné l'idée
que rien de mal n'arriverait jamais.
J'ai regardé ma maîtresse, son vieux visage
bouffi où les yeux étaient deux fentes sans couleur,
et ses cheveux tout rares, blancs sous le
henné.
« Grand-mère, grand-mère, vous ne me laisserez
jamais ? » Les larmes coulaient sur mes
joues, je ne pouvais plus les arrêter. « N'est-ce
pas, grand-mère, vous n'allez pas me laisser ? »
Je crois bien qu'elle a entendu ce que je lui
disais, parce que j'ai vu ses paupières battre, et
ses lèvres frémir. J'ai mis mes mains entre les
siennes pour qu'elle les serre fort. «Je m'occuperai
bien de vous, grand-mère, je ne laisserai
personne vous approcher, surtout pas Zohra. Je
vous ferai votre thé, je vous donnerai à manger,
j'irai vous chercher votre pain et vos légumes.
Maintenant, je n'ai plus peur d'aller dehors, on
n'aura plus besoin de Zohra. »
Je parlais, et mes larmes n'arrêtaient pas de
couler. Je peux dire que c'était la première fois.
Moi qui n'avais jamais pleuré pour rien, même
lorsque Zohra me pinçait jusqu'au sang.
Mais Lalla Asma n'est pas redevenue comme
avant. Au contraire, chaque jour, elle s'enfonçait
un peu plus. Elle ne mangeait plus. Quand
j'essayais de la faire boire, le thé froid coulait de
chaque côté de sa bouche et trempait sa robe.
Elle avait les lèvres gercées, crevassées. Sa peau
devenait toute sèche, couleur de sable. Et je dois
dire qu'elle faisait sous elle. Elle qui était si
propre, méticuleuse. Je la changeais. Je ne voulais
pas que Zohra et Abel la voient dans cet
état. J'étais sûre qu'elle avait honte, qu'elle se
rendait compte de tout. Quand Zohra entrait
dans la salle, elle fronçait le nez : « Qu'est-ce qui
sent mauvais ? » Je lui disais qu'on faisait des travaux
dans la maison voisine, on vidangeait la
fosse. Zohra regardait Lalla Asma d'un air perplexe.
Elle me grondait : « C'est parce que tu ne
fais pas bien le ménage, regarde ce désordre. »
Elle cherchait à comprendre ce qui n'allait pas.
Pour qu'elle ne devine pas l'état de Lalla Asma,
je la coiffais le matin, je fardais ses joues avec de
la poudre rose, je mettais du beurre de cacao
sur ses lèvres. J'installais le plateau de cuivre à
côté d'elle, sur la table, avec la théière et les
verres, et je versais un peu de thé sucré dans les
verres, comme si Lalla Asma avait bu.
Je ne la quittais plus. La nuit, je dormais par
terre à côté d'elle, enroulée dans un dessus-de-
lit. Je me souviens, il y avait des moustiques,
toute la nuit j'écoutais leur chanson dans mon
oreille, et au matin, je me tournais pour dormir
un peu. J'oubliais le souffle douloureux de Lalla
Asma, je rêvais qu'on partait, qu'on prenait
enfin le fameux bateau dont elle parlait toujours,
de Melilla vers Malaga, et même plus loin,
jusqu'à la France.
Une nuit, tout est allé plus mal. Je ne m'en
suis pas rendu compte tout de suite. Lalla Asma
étouffait. Son souffle faisait un ronflement de
forge, et au bout de chaque expiration il y avait
un bruit de bulles. Je restais immobile allongée
par terre, sans oser bouger. La chambre était
noire, avec un peu de lune dans la cour. Mais je
n'aurais pas pu aller dehors. J'attendais, je voulais
qu'il fasse jour. Je pensais : dès que le soleil
se lèvera, Lalla Asma se réveillera, elle cessera
de ronfler et d'étouffer avec son bruit de bulles.
C'est moi qui me suis endormie, au petit jour,
tellement j'étais fatiguée. Peut-être que Lalla
Asma est morte à ce moment-là, et que c'est
pour ça que j'ai enfin pu m'endormir.
Quand je me suis réveillée, il faisait grand
jour. Zohra était à côté du lit, elle pleurait à
haute voix. Tout à coup, elle m'a vue, et la
colère a tordu sa bouche. Elle m'a donné des
coups avec tout ce qu'elle trouvait, une servietteéponge,
des revues, puis elle s'est déchaussée
pour me frapper et je me suis sauvée dans la
cour. Elle criait : « Misérable, petite sorcière !
Ma mère est morte et toi tu dors tranquillement
! Tu es une meurtrière ! » Je me suis
cachée à la cuisine, sous une table, comme
quand j'étais petite. Je tremblais de peur. Heureusement,
une voisine est arrivée à ce momentlà,
alertée par les cris. Puis Abel est arrivé lui
aussi, et ils ont calmé Zohra. Elle avait un couteau
à la main, comme si elle voulait me tuer.
Elle criait encore : « Sorcière ! Meurtrière ! » Ils
l'ont fait asseoir dans la cour, ils lui ont donné
un verre d'eau.
Moi, je me suis glissée hors de la cuisine, j'ai
traversé la cour à quatre pattes, le long du mur
à l'ombre. J'étais pieds nus, je n'avais que la
robe froissée dans laquelle j'avais dormi, les cheveux
ébouriffés, je devais vraiment avoir l'air
d'une meurtrière.
J'ai réussi à me faufiler par la grande porte
bleue qui était restée entrouverte. Puis je me
suis mise à courir dans les rues, comme le jour
où j'étais allée quérir la sage-femme. J'avais très
peur qu'ils ne me rattrapent et me mettent en
prison pour avoir laissé mourir Lalla Asma.
C'est comme cela que j'ai quitté sans retour la
maison du Mellah. Je n'avais rien, pas un sou,
j'étais pieds nus avec ma vieille robe, et je
n'avais même pas la paire de boucles d'oreilles
en or, mes croissants de lune Hilal, que Lalla
Asma avait promis de me laisser en mourant. Je
me sentais encore plus démunie que le jour où
les voleurs d'enfants m'avaient vendue à Lalla
Asma.
onsdag, december 10, 2008
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